4 questions pour demain avec Sandrine ROUDAUT #utopies #régénérations
Sandrine ROUDAUT est perspectiviste, conférencière, éditrice (Editions La Mer Salée), essayiste et romancière. Convaincue de la puissance de la fiction et de la nécessité de récits combatifs et lumineux pour s’autoriser un autre monde, elle publie son premier roman d’anticipation, en septembre 2020. Les déliés est l’histoire d’un monde qui bascule, à rebours des scénarios apocalyptiques.
Invitée de Ground Control en octobre 2020 à l’occasion d’une soirée consacrée aux utopies et au rôle de la fiction dans nos vies, elle a répondu à nos 4 questions pour demain spécial festival Climax qui devait se tenir au même moment à Bordeaux.
“Je crois que l’on a perdu cette fierté de l’être humain qui peut tout.”
1. Qu’est-ce que le terme « Régénérations » signifie pour vous ?
Le thème de la régénération recouvre plusieurs régénérations différentes. Il y a la régénération de la terre, le fait qu’elle ne soit plus fatiguée, polluée. Dans la régénération il y a cette histoire de vitalité, de retrouver la fertilité, l’intensité de la terre qui se perd. C’est la régénération de l’air qu’on respire. C’est la régénération de tout ce qui nous rend vivant.
Il y a la régénération aussi de nos liens, de nos liens entre pays, entre les gens, d’un lien qui soit plus fort, plus bienveillant et je dirais plus noble. En fait on s’occupe de la maison ensemble quoi, donc pour quelque chose de l’ordre de la régénération de la société civile on pourrait dire, de la régénération de nos liens en tant que famille. On a perdu un peu ce sens de la famille où chacun s’occuperait d’un bout de la maison.
Après il y a la régénération de l’être humain qui lui aussi est affaibli, infertile parfois, pollué aussi, par tout un tas de choses et notamment la résignation. Donc on doit être sur la régénération de qui nous pourrions êtres. Je crois que l’on a perdu cette fierté de l’être humain qui peut tout. On a une espèce de complexe face à la machine. Comme la terre, on est dévitalisé, c’est quand même dommage d’être si peu audacieux sur soi même.
Après il y a la régénération du sacré, de tout ce qui est de l’ordre de l’invisible. On a mutilé l’être humain en n’étant que sur la raison, que sur l’hyper rationalité, peut-être d’ailleurs pour être au niveau de la machine, et du coup on a perdu cet être total, complet que l’on est, avec des émotions mais aussi avec nos liens avec l’invisible, le sensible, tout ce que l’on n’explique pas mais qui pourtant existe. Et à force de rationaliser tout ça, on a perdu de l’enchantement du monde. Il y a donc tout cela à régénérer…
Et puis il y a la re-génération, c’est à dire le retour de la “génération”. Je pense qu’il faut que d’un côté nos générations prennent leur part de responsabilité et accueillent ce truc sans s’autoflageller mais en étant lucides sur notre part dans cette histoire et en laissant toute la place aux nouvelles générations qui sont les générations concernées. Et ça c’est quelque chose que je trouve très important, on est dans une sacralisation pour le coup plutôt des vieux et, les jeunes non seulement on leur a confisqué leur avenir, mais on vient aussi leur confisquer la façon dont ils devraient parler. Ils sont soit trop en colère, soit trop ceci soit trop cela, ils ne devraient pas faire la grève le vendredi etc. Là, je crois qu’il va falloir quand même leur laisser la place parce que ce sont eux qui sont concernés, ce n’est plus la génération future, c’est cette génération actuelle.
2. Comment se reconnecter au Vivant ?
Par le vivant on entend la nature, les espèces, toute cette nature végétale, animale, minérale. Il y a aussi la reconnexion à notre vivant. Moi, j’essaie de me lever le matin en me disant, qu’est ce que je veux faire de mon vivant, de cette parenthèse, de ma vie, qui est un cadeau, une chance, un hasard. Donc qu’est ce que je veux faire de mon vivant, dans le sens de vitalité ? Qu’est-ce que j’en fais de cette chance ? Ça s’honore en fait d’être vivant ! Ça s’honore en faisant des choses, en contribuant au monde, et en étant heureux bien sûr, mais aussi en contribuant au monde.
Qu’est ce que je vais faire de mon vivant, de cette personne singulière que je suis, de mon petit vivant à moi. En quoi je peux, avec ma singularité, contribuer. Et ce vivant là est un vivant personnel singulier. Se reconnecter à lui c’est aussi important que de se reconnecter au grand tout.
Et ce n’est pas à mon sens en faisant du développement personnel et de l’écologie intérieure ou des machins et des trucs, certes c’est important, mais on entasse des connaissances, on en devient des hyper développés et en fait on repousse toujours la limite d’être quelqu’un qui se trouve. Je crois que c’est l’inverse qu’il faut faire. Je crois qu’il faut se débarrasser de tout ce qui nous rend absents, enlever toutes ces couches que l’on s’est mises dessus. Parce qu’en fait, on sait très bien qui l’on est au fond. Et c’est lui, elle, qu’il faut aller retrouver. Il faut se mettre en suspens pour ça, peut-être grâce à la beauté d’un paysage quand on est dans la nature, mais peut-être aussi quand on fait un pas de côté par rapport à sa vie. Tout d’un coup, on peut être n’importe qui, en quittant nos habitudes, nos réflexes, en quittant notre identité qui parfois nous fige et fait que nous sommes parfois pas très bienveillants envers nous-mêmes parce que l’on ne voit que ce qui fait de nous des êtres imparfaits. Justement il faut se lâcher un peu et décider d’avoir une vraie curiosité pour qui l’on est au fond. Ainsi envisager ce qu’on pourrait faire de manière assez simple et ça va avec la reconnexion au vivant à la nature et avec le grand tout, parce que c’est à des endroits où ça ne triche pas. Quand vous êtes face à la mer, quand vous êtes dans la montagne, il y a une espèce de soulagement car l’on n’a pas être quiconque, on a juste à être et à cet endroit en général on est très bien.
C’est en se prenant une vague d’embruns ou de silence _ le silence est super important pour se reconnecter au vivant, pour moi le vivant c’est du silence _ que l’on peut retrouver ce sens un peu direct à qui l’on est, et un lien direct à la nature, sans la théoriser, juste en étant, soi-même, un être naturel.
3. Quelles actions concrètes sont aujourd’hui absolument prioritaires selon vous ?
La première priorité c’est de remettre le vivant au centre de tout, au centre de toute décision, ça devrait être une évidence. Dans mon livre, je parle beaucoup de décoloniser les imaginaires et en fait je pense que ça commence très tôt. C’est à dire que tout ce qui est en lien avec la nature est enseigné encore comme quelque chose d’un peu naïf, d’un peu accessoire, mais en aucun cas on le met au centre. Il y a vraiment quelque chose à réinvestir au niveau de l’éducation. Ce serait bien par exemple, après avoir fait ses études supérieures et juste avant de travailler, de se mettre un an au vert pour se réancrer. Parce que ce qui nous arrive c’est que l’on vit hors sol.
Il y a deux drames on va dire, c’est que l’on vit hors sol et que l’on vit hors soi. En vivant hors soi, on n’est pas juste et on n’est pas dans sa pleine puissance et on se manque à soi-même en fait, donc ça crée de la colère, ça crée des êtres qui pourraient être tellement plus puissants. On vit hors sol aussi. Une anecdote assez symptomatique de cela, c’est cette scène incroyable à Venise il y a quelques temps. Le conseil de Venise était dans la grande salle de délibération pour voter contre un budget pour lutter contre le réchauffement climatique. Pendant ce temps, Venise était en crue, et au moment du vote, l’eau passait sous la porte de la salle du Conseil. Tu sais qu’en fait celle qui a le dernier mot c’est toujours la nature. Mais force est de constater que l’on n’est pas tous conscients de ça.
C’est super important de ne jamais vivre hors sol, de ne jamais oublier d’où l’on vient pour prendre les bonnes décisions, pour ne pas se tromper. Dans les actions prioritaires, je dirais qu’il faut faire évoluer l’éducation. Aujourd’hui quand des gamins souhaitent faire des études sur la nature parce qu’ils sont touchés par la conscience environnementale, ils ne savent pas quoi faire comme cursus. Étudier les oiseaux, étudier des plantes, celles qui soignent, celles qui nourrissent, les cycles des arbres, etc. Tous les cycles naturels, tout ça, on ne les apprend pas et c’est une bibliothèque hallucinante qu’on laisse complètement tomber. Ce serait prioritaire pour moi.
Et le dernier truc, ça serait de faire une jachère de la terre. C’est-à-dire qu’il y ait des endroits où l’on n’y toucherait plus pendant des années pour laisser la terre se régénérer.
4. À votre échelle individuelle, qu’allez-vous faire ?
Je ne vais pas rentrer dans le côté trop théorique qui est ce que je fais dans mon métier _ réfléchir comment on peut changer le monde et le transmettre _ je parlerais plutôt de ce que j’essaie de faire au quotidien. Justement pour ne pas que ça devienne une matière sèche, scientifique, qui est de l’ordre d’un truc un peu un peu conceptuel ou une grande cause. Ça reste quelque chose de très charnel pour moi, par exemple, je marche pieds nus notamment dans l’herbe, c’est super important d’être un être dans la nature qui s’ancre.
J’ai aussi un petit rituel, un lotus que je regarde tous les jours car je trouve qu’il y a une notion de cycle. Etant donné que je peux être, comme tout le monde, happée par le temps, la précipitation ou la frénésie, je trouve que se remettre à chaque fois dans des cycles naturels ça permet de remettre les pendules à l’heure et de regoûter à ce temps long qui est plutôt assez apaisant.
Ce que j’aime bien aussi c’est voyager en transport en commun, en itinérant, plutôt dans les endroits où il y a peu de civilisation parce que ça me permet de me rendre compte à quel point tout le monde est connecté au même endroit. Ça redonne confiance en l’humanité. La nature y est très présente parce que comme on n’a pas son confort on est davantage attentif aux paysages et donc à ce qui est vivant. Tout ce qui est le lien aux autres reprend sa place. Se mettre en suspens de sa vie, de sa routine, c’est à ces endroits-là que l’on se redécouvre et que l’on prend confiance en l’humanité.
Et la dernière chose c’est par rapport à ce que je disais sur le fait de décoloniser les imaginaires. Je viens de publier un roman d’anticipation, c’est mon premier roman et on me dit qu’il est assez apaisant. La nature y est extrêmement présente. Or dans les romans d’anticipation, très souvent on a l’impression que c’est toujours noir, il fait toujours nuit, on est dans des endroits pollués, les sols sont assez gris en général, il n’y a pas des grandes forêts, ou ce sont des forêts qui font peur. En fait je pense que si on ne montre pas que la nature peut revenir et d’ailleurs qu’elle est là, si on ne montre pas ce que l’on veut, on ne peut pas le désirer. On ne peut pas avoir envie de cette nature si on ne la montre pas. C’est comme si on allait se résigner au fait que dans tous les récits du futur et bien il n’y a pas de nature possible. Non. Il faut que l’on s’astreigne à repeupler nos imaginaires de nature. Une nature luxuriante, bienfaisante, nourricière, apaisante, de proximité, familière, qui est partout. On a besoin d’en remettre y compris dans nos imaginaires.
Quel est votre rêve pour le monde ?
Moi si j’avais un rêve pour le monde, ce serait que l’on retrouve une âme d’utopiste. Aujourd’hui on ne rêve plus l’avenir et on ne pense plus le futur, on se désole du présent et on angoisse du futur. On n’a plus de grandes utopies.
Mon rêve ce serait que les utopistes reviennent au premier plan et que les gens fassent leur coming out d’utopistes pour dire “moi mon utopie c’est ça”
Quand je pose la question à des dirigeants d’entreprise et qu’ils me disent que leur utopie c’est par exemple un monde sans argent, c’est magnifique quoi. Mettons les dans une salle et faisons le !
Une utopie c’est un truc qui est d’abord dans nos têtes, qui n’existe pas encore. La majorité trouve ça irréaliste mais en fait ce n’est pas irréaliste, c’est juste irréalisé. Donc il reste à s’autoriser à avoir des utopies.
Mon rêve pour le monde ça serait ça, ce serait que quand on se présente les uns les autres, au lieu de dire moi je suis banquier ou autre, on dise je suis un utopiste de telle ou telle cause et que ça devienne une partie de notre identité. Au même titre qu’on fait de l’exercice physique, on devrait avoir une stimulation comme ça, de puissance de l’être. Un peu d’ambition, de l’audace.
Mon rêve, ça serait de retrouver un monde plus audacieux.
Propos recueillis le 01/10/2020.
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