4 questions pour demain avec Mélanie Marcel #sciences

08/04/2020 | 4 questions pour demain S1, à la une, société, vidéos

Mélanie MARCEL est ingénieure en neurosciences, co-fondatrice et présidente de SoScience. Dernier ouvrage “Science et Impact social” aux Éditions Diateino. En savoir plus sur le programmme TheFutureOf de SoScience.

“Il faut donner plus de poids à la parole des scientifiques.”

1. Que vous enseigne la crise actuelle ?

Il faut savoir qu’on avait absolument toutes les données nous prédisant qu’une pandémie de ce type allait arriver.  Les scientifiques, les épidémiologistes sonnent l’alerte depuis presque vingt ans sur ce sujet. En 2003 si vous vous rappelez, se déclare en Chine dans des conditions qui sont très similaires l’épidémie de SRAS et, dès ce moment-là, les communautés scientifiques prennent toute la mesure de l’importance de travailler sur cette famille de virus que sont les coronavirus. Et de se préparer à une pandémie de ce type là. Sauf qu’en 2008/2009 l’épidémie est oubliée, le sujet n’est plus à la mode et les fonds pour la recherche se tarissent complètement. 

On a alors des chercheurs, des épidémiologistes, des biologistes, qui luttent depuis des années pour simplement faire tenir leur laboratoire et on leur demande aujourd’hui de se  mettre en ordre de bataille et de délivrer. Et aussi bien l’Agence Nationale pour la Recherche en France, que la Commission Européenne ont mis en place ce qu’on appelle des “appels à projets flash”, c’est à dire pour financer très rapidement ces recherches là.  Alors évidemment la recherche doit être mobilisée dans la réponse à la crise et les scientifiques, que ce soit dans le privé ou dans le public, aujourd’hui sont sur le pont pour mieux comprendre le virus et l’épidémie, pour trouver éventuellement un vaccin, pour travailler sur des médicaments, mais on agit dans l’urgence là où on aurait pu être mieux armés. Les chercheurs nous disent que si les financements avaient été continus depuis 2003, on pourrait dès aujourd’hui avoir des médicaments qui seraient fonctionnels. On est donc dans une activité de recherche qui est l’archétype d’une activité qu’on ne peut pas activer, elle n’est pas activable, on ne peut pas demander à un chercheur de trouver pour qu’il trouve !

La situation illustre vraiment de façon magistrale une politique de recherche gestionnaire et court-termiste qui ne peut structurellement pas répondre à nos enjeux de société. Et fonctionner en mode projet, en favorisant des recherches qui sont à la mode ou qui sont rentables, ça nous amène plutôt à des situations absurdes comme celle que l’on vit aujourd’hui et en fait même à une situation criminelle quand on est dans des crises de cette ampleur et de cette nature. Nous ne sommes pas armés pour réagir à des événements qui sont prévisibles, dont les données scientifiques existent, dont les experts nous disent que ça va arriver car cela reste des événements inattendus, que l’on ne peut pas planifier exactement et que pour lesquels personne n’a envie de prendre les ressources pour s’y préparer.

En fait c’est extrêmement inquiétant parce que si vous prenez une minute pour y réfléchir, vont vous venir tout de suite à l’esprit d’autres catastrophes qui sont aussi prédites par les scientifiques et aux conséquences potentiellement beaucoup plus graves que ce que l’on vit actuellement.

 

2. Qu’est-ce que la crise actuelle peut permettre de faire changer dans notre système ?

Ce serait bien si ce moment nous faisait réaliser l’extraordinaire pouvoir et l’extraordinaire chance que l’on a, d’avoir un outil qui est le savoir. Sauf qu’il va falloir qu’on apprenne très vite à l’utiliser à bon escient si l’on veut répondre aux crises à venir. 

Parce que ce genre d’événements vont se banaliser. Ce n’est sûrement pas la dernière pandémie que l’on va devoir affronter. On sait, et les écologues nous le disent, que, avec l’augmentation de la déforestation, il y a de plus en plus d’animaux sauvages qui sont poussés à entrer en contact avec les humains et donc on va avoir de plus en plus de zoonoses _ c’est à dire du transfert de virus de l’animal à l’humain. C’est le cas sur Covid 19, c’était le cas sur Ebola, sur la grippe aviaire mais aussi sur la peste bubonique par exemple qui était transmise par les rats. On prévoit une augmentation de l’apparition de ces maladies et à côté de ça, dans les décennies à venir, on va devoir affronter d’autres types de catastrophes. Des épisodes de sécheresse mettant en danger l’agriculture et déstabilisant la géopolitique. La biodiversité qui est en chute libre, et on peut imaginer que si une espèce nécessaire à l’agriculture disparaît on va devoir affronter des pénuries alimentaires. La fonte du permafrost va nous faire découvrir des virus complètement inconnus. Donc en fait les événements catastrophiques vont augmenter en  fréquence, en grande partie à cause du réchauffement climatique et des dérégulations qui sont causées par nos modes de vie et par nos modes de production. Or pour tout ça comme pour la crise en cours, les scientifiques n’arrêtent pas de monter le drapeau rouge et donc en fait on a les informations. 

Pour ce qui concerne le monde de la recherche ça veut dire qu’il ya un double enjeu. 

Le premier c’est qu’il faut donner plus de poids à la parole des scientifiques. Ce n’est plus possible que des politiques ignorent les données scientifiques qui font consensus dans la  communauté. Cette parole d’expertise aujourd’hui elle est, soit ignorée poliment, soit entachée, alors parfois à raison, de l’intérieur parce qu’il ya un certain nombres de  scandales industriels ou de l’extérieur, et notamment avec la montée récente et extrêmement inquiétante d’une forme de subjectivisme débridée ( fakes news) qui amène à des mouvements comme les anti-vaccins par exemple. Dans la situation qu’on est en train de vivre aujourd’hui c’est assez ironique. Et donc dans cette crise c’est remarquable de voir que la parole scientifique regagne quelques lettres de noblesse. Par exemple en Grèce tous les soirs à 18h ce n’est pas le gouvernement qui parle mais c’est un spécialiste des maladies infectieuses qui fait le point sur la situation et cette parole est extrêmement bien reçue dans le pays. Pratiquement à l’inverse, on peut se pencher sur la gestion de la crise en France. La mise en place d’un comité scientifique n’a pas empêché le scandale sur l’utilisation ou non de masques, simplement pour cacher le fait qu’il n’y avait pas assez de masques en France. Ce genre d’attitude mine la confiance dans la parole des experts et sur cette crise c’est le cas. Mais à long terme c’est gravissime.

Le deuxième point c’est qu’il faut aussi permettre à ces acteurs d’apporter des réponses aux gens, aux enjeux qu’ils soulèvent. Aujourd’hui le système de recherche scientifique n’est pas fait pour ça. En fait, il est même en partie construit exactement à l’inverse puisque la nécessité de rentabilité et de retour sur investissement fait qu’on a construit tout un système de valorisation de la recherche qui a pour but de nourrir la machine économique et consumériste. Ca accentue les effets négatifs de l’homme sur la planète évidemment mais aussi de l’homme sur l’homme. Et le progrès attendu de la science aujourd’hui c’est le plastique à usage unique, c’est l’aviation, c’est la monoculture, etc. ou les objets connectés par exemple mais cette attente est devenue une cage qui enferme à la fois le citoyen et le système de recherche scientifique lui-même.  Il faut donc complètement le repenser pour qu’il ne fonctionne plus en mode projet mais qu’il soit pensé sur le long terme, qu’il ne recherche pas uniquement un retour économique mais à répondre à des enjeux de bien commun. Ça veut dire favoriser des recherches fondamentales et des financements longs mais aussi pouvoir intégrer des formes de savoir qui viennent du terrain et donc favoriser la collaboration avec la société civile 

3. Comment préparer le retour à la “normale” afin que ce ne soit plus comme avant ?

Il faudrait réaliser qu’en quelques semaines on a donné un coup de frein vraiment radical à une machine dont on nous disait qu’elle ne pouvait pas ralentir. Donc s’il est simplement possible de revenir à la normale dans quelques mois, et c’est ce à quoi on est incité, c’est bien qu’en fait il n’y a rien d’impossible à arrêter ou à modifier profondément cette machine. La première chose, c’est d’en avoir conscience. On a une force collective incroyable parce que l’on est plusieurs milliards d’êtres humains à être passés par un événement comme celui-là et à pouvoir dire que l’on se moque de nous quand on nous dit que ça ne peut pas changer, que notre système actuel est pratiquement nécessaire, qu’il existe depuis toujours et que l’on ne peut rien avoir d’autre. En fait non, tout est modifiable donc il s’agit d’être un peu sérieux sur ces sujets et de remettre vraiment les priorités dans l’ordre. Dans le monde de la recherche, on découvre des initiatives qui peuvent montrer tout leur potentiel et qui grâce à cette crise se sont aussi révélées. Je pense notamment à JOGL qui permet de faire émerger de la connaissance du terrain avec un grand nombre de participants et de faire vraiment de l’intelligence collective sur des problématiques techniques et des problématiques de recherche. C’est une façon de faire de la recherche qui est différente,extrêmement intéressante. De la même manière, chez SoScience, on a vu une augmentation de l’intérêt pour nos programmes de recherche collaborative pour d’open innovation parce qu’ils sont tournés vers la réinvention des modèles. C’est de ça dont on va avoir crucialement besoin demain. 

C’est encourageant mais il faudrait espérer que ça se pérennise parce qu’il y a un danger dont Bruno Latour a très bien parlé qui serait que cette crise ne soit perçue que comme une attaque d’un virus vu comme extérieur et non la preuve de notre capacité à nous remettre en question de l’intérieur. Pour ça il propose un exercice intéressant que tout le monde peut faire. Il appelle à inventer des gestes barrières contre le retour de la production d’avant crise et un petit exercice. Six questions très simples auxquelles chacun peut répondre pour essayer de voir comment chacun à son niveau peut essayer de changer son quotidien et de changer sa manière de faire.

 

4. Qu’allez-vous faire, vous, à votre échelle ?

Alors l’une de nos expertises chez SoScience c’est de monter des projets de collaboration entre scientifiques, industriels, sociétés civiles pour permettre de répondre à des enjeux de société.

D’habitude on s’attaque à des thématiques pendant plusieurs années mais avec la crise Covid-19 on a vu de nombreuses coalitions se monter en urgence pour y répondre. En parallèle de ça, le Comité Consultatif National d’Éthique a vraiment mis en garde sur le risque de développer des solutions sans intégrer la société civile et sans prendre en compte notamment les populations minoritaires dans les consortiums de recherche et d’innovation. Cela pourrait mener à des réponses inégalitaires. Parce que derrière une égalité biologique absolue et de principe _ le virus ne discrimine pas en fonction de la situation sociale, du sexe, de la religion ou de la couleur de peau_ on voit déjà apparaître des ruptures sociales que l’on a instituées dans nos sociétés,  une inégalité qui ne vient pas de la biologie mais qui vient de la manière dont on a construit notre société. Ça se voit dès à présent avec une mortalité plus importante en Seine Saint Denis ou quand on parle de rester chez soi à un sdf etc.

Nous sommes donc en train d’approcher les différents consortiums qui se sont constitués pour voir comment l’on peut intégrer des acteurs de la société civile qui ont pour mission la prise en compte des intérêts de ces populations oubliées. 

D’un point de vue plus individuel, quelque chose que tout le monde peut faire, je vais aller donner mon sang. Pendant la crise, les hôpitaux ont toujours besoin de sang. Il faut savoir que tous les dons du sang aujourd’hui se font sur rendez vous et il est possible de prendre rendez-vous sur le site internet de l’EFS (l’établissement français du sang). L’attestation de sortie autorise à se déplacer jusqu’aux lieux de collecte.

Propos recueillis le 08/04/2020.

Culture, économie, philosophie, spiritualité, sciences, politique …

“4 questions pour demain” interroge des personnalités d’horizons différents pour nous aider à mieux comprendre aujourd’hui et à préparer l’avenir.

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