Rencontre avec Judith Nuvita Interview

08/09/2019

Judith Nuvita est la première femme kogi à avoir suivi des études au sein du monde « moderne ». Dentiste, elle a choisi de revenir exercer sa profession au sein de sa communauté. Au mois de septembre, elle viendra en Europe pour tenter l’aventure du dialogue entre sa tradition et notre modernité.

L’invitation est initiée par Laurent Fiedler, dentiste français, afin d’engager un échange de pratiques professionnelles et de former Judith à un nouveau matériel de dentisterie. Ce matériel, léger et facilement transportable, simplifiera le travail de Judith : pour rejoindre les villages où elle intervient, il faut souvent des heures de marche à pied ou à dos de mule !

Quatre rencontres exceptionnelles seront organisées : à Bruxelles (7-8 septembre), Paris (9 septembre), Lille (10 septembre) et Genève (11 septembre).

Comment se passe ton travail de dentiste dans les communautés?

Je suis bien acceptée par les communautés car dès le départ mes parents ont réalisé les consultations traditionnelles et la Mère spirituelle a accepté. Dans la vie des Kogis il faut toujours demander la permission aux ancêtres, à la nature, aux parents spirituels. C’est pour cela que, depuis mon enfance, mes parents ont demandé la permission aux parents spirituels des lettres, de la connaissance… Ils ont réalisé le travail spirituel pour équilibrer tout ce qui pouvait se passer de négatif quand j’étudiais en ville, comme la tristesse d’être loin de mon territoire ou la contamination auditive et visuelle de la télévision.

Avant moi, il y avait déjà des dentistes qui intervenaient avec l’organisme de santé indigène. Mais

les Kogis préfèrent que ce soit moi qui vienne les soigner, parce que je les comprends. Pour les femmes surtout, c’est mieux, elles se sentent beaucoup plus à l’aise, à la fois parce que je suis une femme et parce que je suis kogi.

De plus en plus, des femmes kogis me disent : j’aimerais bien que ma fille puisse étudier comme toi. Pour moi, ça a été très difficile par moment, mais j’ai pu terminer mes études car j’ai toujours eu l’appui de mes parents.

Y a-t-il des différences entre le monde des dents chez les non-indigènes et chez les Kogis ? Des liens entre ton travail et la médecine traditionnelle ?

La différence réside dans le champ spirituel. Il n’y a pas de grande différence sur le plan matériel. Par exemple, la question de l’hygiène dentaire : c’est essentiel chez les Kogis comme chez les petits frères ., les non-indigènes. Ce qui change, c’est le matériel utilisé, et surtout que, chez les Kogis, l’hygiène dentaire est liée à l’hygiène de tout le corps et à l’assainissement sur les sites sacrés.

Pour nous, chaque dent, juala, est un membre de la famille. La machoire supérieure correspond aux membres de la famille féminins, la machoire inférieure, aux hommes de la famille. Les dents du centre sont les personnes proches, les frères et soeurs ; les prémolaires les membres plus éloignés ; et les molaires sont les parents, beaux-parents ou conjoints. Les dents ont aussi une pensée, c’est pour cela qu’elles sont vivantes et peuvent mourir.

Quand je viens pour soigner, les Mamos font un travail spirituel pour qu’il n’y ait pas de complications et que mon intervention donne de bons résultats. Il faut toujours l’autorisation du territoire et des parents spirituels, sinon on serait comme des délinquants, des intrus.

Au début, j’avais seulement les connaissances non-indigènes, apprises à l’université. Mais je me suis aperçue que, quelquefois, utiliser seulement le matériel et les techniques des « petits Frères » était nocif et qu’il fallait aussi renforcer les connaissances et pratiques traditionnelles. J’ai commencé à me former avec les Mamos qui m’ont parlé des parents spirituels des dents et du travail spirituel qui doit être réalisé. Aujourd’hui, je cherche à pratiquer mon métier de manière interculturelle pour que les connaissances indigènes et non-indigènes s’articulent de manière positive, sans nuire.

Je le dis toujours à mes patients : je suis seulement un appui. Quand ils ont mal aux dents, ils vont aussi voir le Mamo ou la Saga. En réalité, le traitement se trouve d’abord dans le territoire.

Quel est le rôle des femmes chez les Kogis ?

La base de tout ce qui existe est féminine. Ce sont les femmes qui donnent la vie et qui gardent les connaissances spirituelles. Sur le plan matériel, les femmes sont chargées de protéger et de prendre soin de tout ce qui existe, de leur famille, mais aussi des animaux, des cultures… Elles s’occupent de l’éducation des enfants. Elles ont un rôle de conseillère, d’éducatrice, de mère, elles doivent montrer l’exemple.

Chez les Kogis, il y a toujours une recherche d’équilibre et de complémentarité entre hommes et femmes. Tout se fait en équipe. Le tissage par exemple : les femmes conçoivent les vêtements, les hommes les tissent et les femmes se chargent des finitions. C’est pareil pour les cultures, tout est un travail d’équipe. Les enfants participent aussi, ils commencent très jeunes à aider leurs parents pour apprendre et être autonomes une fois adultes : savoir cultiver, tisser les mochilas pour les filles, couper du bois pour les garçons…

Les femmes sont associées à l’eau. Le lien entre l’eau et les femmes, c’est la pensée. Les femmes et l’eau ont la même responsabilité de maintenir la vie et l’énergie. C’est pour cela que nous ne devons pas avoir de pensée négative, sinon cela contamine tout. Les femmes sont aussi associées à la Terre-Mère qui

donne la vie.

Il y a des autorités spirituelles féminines, les Sagas, liées à la Lune. Leur rôle complète celui des Mamos, autorités spirituelles masculines, liées au Soleil. Les Sagas ont pour fonction d’annuler les dettes sur le plan spirituel, de générer l’harmonie et de mener la partie féminine des travaux spirituels traditionnels. Mais aujourd’hui le nombre de Saga, comme le nombre de Mamos, diminue.

Pourquoi as-tu décidé de revenir dans ta communauté ?

Je ne voulais pas perdre ma tradition. Quand j’étais petite, à l’école, quelquefois je voulais m’habiller comme les autres enfants mais mes parents refusaient. Puis j’ai compris que, si je m’étais habillée comme les petits frères, j’aurais perdu une partie de ma culture, de mon identité. Ça aurait été comme de porter un déguisement, même si pour les autres enfants c’est moi qui avais l’air déguisée.

A ton avis, qu’est-ce que le monde non-indigène pourrait apprendre des Kogis ?

Les Kogis vivent avec ce que la nature leur donne. Aujourd’hui, la Terre est malade, par endroit elle ne peut plus produire. On a l’impression que le monde moderne ne comprend pas le monde ancestral et les liens avec le territoire et la nature. Que dans le monde moderne, on ne prend pas le temps de penser, ce qui fait qu’on ne peut pas contrôler toutes les inventions. Le monde moderne pourrait essayer de retrouver les connaissances ancestrales,

de les suivre et de les protéger. Et comprendre que les problèmes qu’on ne résout pas aujourd’hui auront des répercussions dans le futur. C’est pour ça qu’il faut éliminer tout de suite ce qui est nocif et ne pas laisser les déséquilibres s’installer. C’est important aussi pour la santé, qui est liée à l’équilibre avec ce qui nous entoure.

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